EVERYBODY KNOWS

20 juin 2020

Une cérémonie de mariage est bien entendu un moment joyeux. Mais, dans ce film, la célébration ramène à l’avant-scène la mémoire d’évènements et de transactions que les participants auraient préféré oublier.

2018, par Asghar Farhadi. Espagne — France — Italie. Avec Penelope Cruz (Laura) et Javier Bardem (Paco).

INTRODUCTION

L’un des legs les plus significatifs du philosophe allemand Hans-Georg Gadamer consistait à montrer que l’art, et le cinéma dans notre cas, représente un important outil pour accroître notre connaissance à propos de la société. C’est certainement le cas pour Everybody Knows, film espagnol-français-italien sorti vers la fin de 2018.

L’HISTOIRE

(ceci est une alerte aux divulgâcheurs : ne pas lire cette section si vous souhaitez connaître l’histoire uniquement lors du visionnement du film).

L’histoire se concentre sur Laura, la sœur de la future mariée. Laura vit désormais en Argentine avec un mari réputé riche (Alejandro) et elle a réalisé le voyage jusqu’au petit village espagnol de son enfance dans le but d’assister, donc, au mariage de sa sœur, avec ses deux enfants (un jeune garçon et une fille bientôt adolescente), alors que son mari demeure en Argentine en raison d’urgents rendez-vous d’affaires.

Parmi les autres participants au mariage se trouve Paco, l’ancien amoureux de Laura qui, désormais marié à une autre, est un prospère propriétaire terrien et producteur de vin.

Les célébrations du mariage, qui rappellent d’ailleurs les scènes d’ouverture du Parrain I, semblent se dérouler sans anicroche. Or, au milieu de la fête, la fille de Laura est enlevée de sa chambre. Une rançon est alors demandée par le kidnappeur à travers des messages textes.

Dans les évènements qui suivent, tout ce qui semblait harmonieux et joyeux durant les célébrations du mariage est remis en question. Un enquêteur de police à la retraite, engagé par un membre de la famille, conclut que l’enlèvement est le résultat d’une opération à l’interne, impliquant même, en toute probabilité, un membre de la famille, ce qui remet en question l’authenticité des liens familiaux.

Le mari de Laura, le réputé riche homme d’affaires d’Argentine, se révèle, après examen, ruiné et ayant cherché du travail durant les deux dernières années. Mais les soupçons qui pesaient sur lui, à savoir d’avoir kidnappé sa propre fille pour des gains financiers, se révèlent infondés.

Paco, le riche producteur de vin et l’ancien amoureux de Laura, la mère de la fille kidnappée, devient la personne qui prend en charge la crise, un rôle qui ne sera qu’accentué lorsqu’il apprendra ce que « tout le monde sait » (Everybody knows), à savoir qu’il est le père biologique de la fille kidnappée.

Car il s’avère que lorsque les amoureux (Laura et Paco) rompirent, environ douze ans plus tôt, Laura avait besoin d’argent et, qu’afin d’en obtenir, elle avait vendu à Paco, au moment de la rupture du couple, quelques terres, les mêmes terres qui le rendirent éventuellement prospère. La famille avait toujours été contre cette vente, réalisée en situation d’urgence. L’un des maris d’une sœur de Laura (et de la mariée) s’avère être le kidnappeur derrière le drame. C’est alors Paco qui paie la rançon, remboursant ainsi, en quelque sorte, la valeur de la terre qu’il avait achetée sous une certaine contrainte financière.

L’adolescente est alors libérée et la famille de la mariée se retrouve avec la tâche de régler le cas du beau-frère, qui agissait à l’insu, et sans la bénédiction, de la famille.

L’ANALYSE DU MOVIE SHRINK

Ce n’est pas la première fois qu’Asghar Farhadi traite des tensions et des relations interpersonnelles comportant une dimension financière, comme dans Le client (2017), par exemple. Mais ces difficiles tensions financières se déroulaient dans son Iran natal. Dans le cas présent, Everybody Knows se situe dans le cadre d’une Espagne contemporaine et relativement prospère. Toutefois, les thèmes sous-jacents semblent être, de plusieurs façons, les mêmes.

Dans le cadre espagnol, sous le vernis d’une vie sociale et économique harmonieuse et prospère, existent de nombreuses tensions sous-jacentes ; se trouvent, derrière une prospérité en apparence normale et légitime, de noirs secrets, des griefs cachés, des mensonges ainsi que des achats douteux et des tractations suspectes.

L’éléphant derrière l’écran

Ces transactions contestées et ces conflits dans les relations économiques seraient-elles plus répandues, ou en quelque sorte différentes, dans certaines sociétés, dans certains pays ? Si oui, ceci serait-il reflété par les films de pays et de sociétés spécifiques ?

Provenant des sociétés moins développées du monde, et reflétant leurs dures réalités économiques, nous pouvons souvent distinguer ces types de thèmes dans les films issus de l’Amérique du Sud (des films racontant les fraudes d’assurance issues de faux accidents, par exemple) ou de la Russie contemporaine (Taxi Blues, un film portant sur les déceptions et tensions engendrées par la faible croissance économique de la Russie d’aujourd’hui). De pénibles circonstances individuelles sont alors enchevêtrées avec les difficultés économiques générales des pays en question. Les films en sont les témoins.

Nos visions « tunnels » des études de la réalité sociale, organisées comme elles le sont par des spécialités compartimentées, dans les universités, par exemple, ne regardent pas assez souvent les réalités socio-économiques et les histoires individuelles, prises ensemble, mais les films et les romans le peuvent. C’est ce qui est réalisé dans Everybody Knows. Et alors, comme Daniel Bertaux l’observait à propos de son travail en sociologie, « les gens savent, ou du moins sentent, que leur curiosité à propos de la vie sociale ne sera pas (totalement) satisfaite par (un domaine spécialisé), et nous devrions reconnaître que les réalisateurs de films en font plus pour porter la société contemporaine à la conscience d’elle-même que n’importe qui d’autre » (notre traduction) (1).

Dès lors, ce sont les conflits inhérents et souvent dramatiques derrière les interactions humaines, et particulièrement lorsque celles-ci présentent des dimensions économiques et financières, qui apparaissent constituer en quelque sorte l’éléphant derrière l’écran Des spécialistes, provenant de l’économie institutionnelle, décriraient ces difficultés comme des « coûts de transaction », un terme apparaissant dans les années 30 et référant aux coûts et aux difficultés inhérentes à la conduite des affaires, c’est-à-dire la pratique des relations économiques entre les individus.

L’intention de Farhadi était-elle d’offrir un cours d’économie institutionnelle ? Certainement pas. La question plus importante ici est alors : quels sont les fondements sous-jacents aux transactions économiques ?

Et, plus profondément, que sont les institutions, en partant de ces institutions incontournables que sont le mariage et l’organisation des familles ? Il est peut-être révélateur que le film débute par la préparation et la célébration d’un mariage, la mère de toutes les institutions.

Pour imparfaites qu’elles puissent être, nos institutions sont tout ce que nous possédons pour réguler nos interactions économiques, les uns avec les autres. Elles sont, à plus forte raison, la base de toute vie publique.

En commentant les difficultés qu’entretiennent certains pays à réaliser un progrès démocratique, nous identifions souvent la cause sous-jacente comme étant « politique ».

Mais une perspective plus large pourrait nous indiquer une cause plus grande encore : la difficulté de gérer nos interactions économiques et sociales de tous les jours. Dans certains contextes plus encore que dans d’autres.

Traductions de l’anglais : Georges Mercier

(1) Daniel Bertaux, « From the life-history approach to the transformation of sociological practice », Biography and Society, Sage, Beverly Hills, California, 1981, p. 29-46, p. 42