ASH IS PUREST WHITE

20 juin 2020

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(Les éternels, titre parfois utilisé en français)

Il ne fait nul doute que la Chine soit présentement en train de vivre des changements socio-économiques majeurs, à ce point-ci de son histoire. Ces changements sont susceptibles d’affecter les hommes et les femmes différemment, du moins c’est que suggère ce film. En Chine, comme partout ailleurs, l’équilibre entre les sexes est peut-être, en effet, en train de changer.

Drame et film romantique chinois réalisé et écrit par Zhangke Jia, 2019.

L’HISTOIRE

(ceci est une alerte aux divulgâcheurs : ne pas lire cette section si vous souhaitez connaître l’histoire uniquement lors du visionnement du film).

Dans le plus récent film produit par le réalisateur vétéran et acclamé Zhangke Jia, l’histoire tourne autour de Qiao, conjointe du chef d’une bande de malfaiteurs locale, Bin. Le film présente l’histoire de Qiao, qui débute à Datong, une ville de mineurs délabrée et déclinante de Chine, où elle assiste son mari mafieux dans ses négociations et ses diverses activités, à partir d’un bar tout aussi délabré, miteux et semi-légal.

Dans le contexte de cette ville en difficulté socio-économique, Qiao est par ailleurs la fille d’un ouvrier mis à pied, qui se plaint d’ailleurs de la perte de son emploi. Nous pouvons même entendre les plaintes du père chômeur à la radio locale de cette ville économiquement déprimée, mais ses complaintes ne donnent rien. Face à des intérêts économiques plus grands, peu de choses peuvent être faites pour le père de Qiao.

Le compagnon de Qiao, Bin, a ses propres problèmes, car il est impliqué dans une guerre de gang locale. À un certain moment, il est attaqué dans sa voiture par une douzaine de jeunes délinquants qui le battent violement jusqu’à ce que Qiao, prenant à sa charge la protection de son compagnon, les menaces d’une arme à feu, leur disant qu’un coup de feu est la prochaine chose qu’ils entendront de sa part s’ils ne cessent de passer à tabac son mari.

Les autorités publiques qui enquêtent sur cet incident veulent savoir où Qiao a trouvé l’arme à feu dont elle s’est servi pour protéger Bin et, dans le but de protéger à nouveau son compagnon, elle garde l’information pour elle-même, dans la crainte que l’information en question puisse mettre , donc, en péril l’avenir de Bin. Tout cela a pour conséquence qu’elle est envoyée elle-même en prison pour cinq ans, alors que Bin n’apparaît pas particulièrement intéressé à l’aider à sortir de ce confinement.

À la fin de sa sentence, des années plus tard, Qiao entreprend de retrouver Bin et réalise qu’il n’a pas beaucoup progressé en son absence. Il apparaît désormais faible et diminué, autant psychologiquement que physiquement. En réponse aux lamentations de Bin, qui se plaint d’avoir perdu sa voie, elle en arrive à cette conclusion incontournable : Bin « était » jadis un chef de gang important, mais il ne l’est plus maintenant.

Avant d’avoir retrouvé Bin, son périple depuis la fin de sa sentence l’aura amené à traverser de larges sections de la Chine, à différents endroits, en employant différents modes de transport. Au cours de ces péripéties, elle rencontre de nombreux individus peu fréquentables, dont une passagère lui volant documents et argent.

Son périple la mène également au site de la transformation de la rivière Yangtze, où ont lieu d’importants travaux hydriques et où est construit le gigantesque barrage des Trois gorges.

Le périple de Qiao suit en quelque sorte sa propre évolution, sa trajectoire personnelle, à partir de simple conjointe d’un chef de gang jusqu’à devenir très autonome, avec en prime une sagesse indéniable, apprise à la dure.

Pendant ce temps, les hommes autour d’elle ne cessent de s’affaiblir. Son père aura perdu son ancien emploi, comme nous l’avons vu, et la faillite sociale de son compagnon Bin se produit en même temps que l’ascension sociale de Qiao.

L’ANALYSE DU MOVIE SHRINK

Alors que l’on visionne un film de ce genre, la question inévitable consiste à savoir si celui-ci a quelque chose à nous dire, de manière plus générale, à propos de la Chine contemporaine.

Nous ne pouvons résister à cette tentation, ici.

Il existe un large consensus selon lequel la Chine vit présentement de profonds et importants changements socio-économiques qui se traduisent en partie par des changements dans la taille des organisations de la société. On passe entre autres, dans toute la Chine, du village à la ville, comme base de la société. Mais l’effet de ces mutations sur les vies individuelles est plus difficile à identifier et à comprendre. C’est ici que l’art et les œuvres d’art (et bien entendu les films) peuvent nous offrir ce que ne peuvent pas la science économique ou la sociologie.

Et ainsi, dans cet esprit, observons de plus près certains éléments présents dans Ash is Purest White.

Le film semble suggérer la possibilité que les hommes (en comparaison avec les femmes) soient plus particulièrement désorientés par les mutations souvent déroutantes se produisant dans la Chine moderne. En effet les hommes, encore aujourd’hui, sont plus impliqués dans la force de travail, où ces changements sismiques sont plus directement ressentis. Plus spécifiquement, il s’agit de changements rapides et importants dans les échelles de la vie organisée, de la sphère locale (de laquelle Bin et le père de Qiao puisaient leurs autorités) à des ensembles plus larges et à des projets contemporains de la Chine moderne où une autorité personnelle et concrète est plus difficile à identifier. Bien des choses sont perdues dans ces mutations, du moins temporairement, et particulièrement pour les hommes faisant partie de la force de travail (et ceci inclut le niveau organisationnel des gangs, au même titre que toute organisation). La douzaine de jeunes hommes attaquant le chef mafieux vétéran (Bin) dans la rue sont témoins et participants de ces changements d’échelles.

En y réfléchissant et en abondant apparemment dans le même sens que celui proposé ici, le critique du magazine Slant Sam C. Mac affirme à propos du film qu’il constitue une « déclaration profonde à propos des dissonances spatiales et temporelles qui constituent la vie au 21e siècle, en Chine » (notre traduction), créant un « malaise national » (comme le dit Peter Bradshaw, dans The Guardian).

Plusieurs niveaux d’organisations, allant à contre-courant les uns vis-à-vis des autres, existent présentement en Chine. Plusieurs courants contradictoires ont en effet été employés pour décrire la Chine contemporaine. Certains réfèrent d’un côté à la privatisation, d’autres au rôle important que persiste à jouer l’État, fortement impliqué dans la construction de grandes infrastructures, comme le barrage de Trois gorges montré dans le film. Bien qu’un mouvement de privatisation existe bel et bien, ceci ne rend pas inutiles les grandes actions gouvernementales centralisées, tout ceci contribuant aux arguments sans fin et sans conclusion pour ou contre la privatisation, puisque de nombreux courants contradictoires existent au même moment. Bien qu’il existe une tendance à quitter le gouvernement centralisé pour descendre vers le niveau opérationnel et le privé, la tradition séculaire de gouvernement centralisé, brillamment décrite par Karl Wittfogel dans son classique, Le despotisme oriental, où la plus grande partie de la centralisation, en Chine, se produit historiquement autour des grands projets de détournement des cours d’eau, dans l’esprit du barrage des Trois gorges montré dans le film, est toujours très présente et pertinente.

Retournons désormais au personnage principal du film, la conjointe du chef de gang déchu Bin, ainsi qu’au titre chinois du film, qui diffère de manière notable du titre français (Les éternels) et du titre anglophone (Ash Is Purest White).

Le titre en chinois, si nous devons nous fier à sa traduction littérale, réfère en partie à la notion de Jianghu, constituée de deux termes (« rivière » et « lac ») qui, pris ensembles, signifient « terres humides » et, sociologiquement, réfèrent à une période d’incertitude où les normes régulières sont suspendues pour laisser place à un nouvel ordre éthique. Wikipédia ajoute que ces instances de Jianghu prennent donc une importance particulière en période d’incertitude et de troubles.

L’ÉLÉPHANT DERRIÈRE LE FILM

La trame narrative du film suggère que les femmes sont moins affectées que les hommes durant cette période de Jianghu.

Est-ce à dire que, en Chine, comme ailleurs, se produit un mouvement du balancier du pouvoir au profit des femmes, à l’image de ce que l’on retrouve dans des films occidentaux récents (The Favorite, Mary Queen of Scots, et bien d’autres encore) ? Nous évoluons désormais, après tout, dans un monde global, dans un village global. Les tendances mondiales se retrouvent aussi en Chine.

Dans Ash Is Purest White, nous sommes témoins de cette tendance globale, bien que le film y ajoute une tournure particulièrement chinoise.

Comme les écologistes le suggèrent : plus on s’attache à décrire le local, plus on découvre l’universel. C’est peut-être le cas ici.

Traductions de l’anglais : Georges Mercier