LE PROJET HUMMINGBIRD
20 juin 2020
Lorsqu’un projet de construction n’a pour seul but que de sauver quelques dixièmes de secondes sur des transactions boursières, un nombre important d’éléments sont laissés de côté et négligés. Ce film porte sur quelques-uns de ces éléments que nous laissons de côté dans notre empressement à gagner du temps.
Une production belge et canadienne du réalisateur nominé aux Oscars Kim Nguyen (pour Rebel), mettant en vedette Jesse Eisenberg, Alexander Skargsgard et Salma Hayek.
INTRODUCTION
Le colibri (le hummingbird) est un petit oiseau dont les ailes battent à une vitesse vertigineuse, si rapidement en fait qu’il peut rester stationnaire à un endroit précis dans les airs sans avoir besoin de se déplacer.
L’HISTOIRE
(ceci est une alerte aux divulgâcheurs : ne pas lire cette section si vous souhaitez connaître l’histoire uniquement lors du visionnement du film).
En s’inspirant de ce phénomène naturel, Vinny (Jesse Eisenberg) convainc son cousin Anton (Alexander Skargsgard) de s’associer avec lui afin de construire un câble de fibre optique qui suivra une ligne droite entre le Kansas et le New Jersey, réduisant ainsi le temps de connections entre les centres de donnés de ces deux emplacements, afin d’accélérer l’achat et la vente d’actions boursières de quelques millisecondes par rapport au temps du marché régulier, réalisant ainsi un profit estimé de 500 millions de dollars par année grâce à ce projet.
Le plan semble, au final, légal et Jesse trouve une firme de capital de risque intéressée à investir dans sa réalisation. Non pas que la construction soit simple. Le cousin de Jesse et son partenaire potentiel, l’intellectuel et cérébral Anton, travaille déjà pour une organisation spécialisée dans la recherche des câbles à haute vitesse et souhaite quitter son emploi actuel pour rejoindre le projet de Jesse, malgré les protestations de sa patronne (Salma Hayek) qui se sent trahie par son départ.
Mais la trahison d’Anton envers son ancien employeur n’est pas la seule difficulté rencontrée par ce projet ambitieux. Anton est un geek qui travaille, sous la pression de Jesse, à toujours couper plus de temps de connexion entre ces deux lieux géographiques. Alors qu’il satisfait les ordres de Jesse, il néglige sa jeune famille, ce qu’il regrettera plus tard. Le projet doit également passer par des terres publiques et privées, difficulté dont Jesse s’affranchit par des moyens légaux et moins légaux, lui qui estime que toute chose, et tout le monde, ont un prix.
L’ANALYSE DU MOVIE SHRINK
Se trouve dans ce film une histoire plus large. C’est l’idée du temps. En effet, ce film porte sur le temps, de plus d’une manière. Comme nous pouvons le comprendre, l’état de santé de la planète n’est pas un facteur important pour Jesse, et la pression de réaliser le projet rapidement force les participants à tourner les coins ronds lorsqu’il est question de l’environnement. Cette négligence se trouve dans le sillage des observations du philosophe et écologiste Wolfgang Sachs, dans Planet Dialectics (2002), qui explique que la volonté de sauver du temps n’est pas, de manière générale, compatible avec des préoccupations écologiques. Dans le même esprit, dans Être et temps (1927), un autre philosophe allemand, Martin Heidegger, a décrit nos sociétés occidentales technologiques comme oubliant le temps, et par ce fait même, nous-mêmes. Jesse persiste à travailler sans relâche à la réalisation de son projet, même lorsqu’il apprend qu’il est atteint d’un cancer de l’estomac, négligeant par le fait même sa propre santé, en plus de celle de l’environnement. La finale du film voit les deux cousins se joindre à une communauté religieuse autarcique installée en Pennsylvanie, vivant à un rythme radicalement différent de celui de ses contemporains américains, inspirant un fort contraste avec la vitesse que tentaient d’atteindre Jesse et Anton par leur stratagème. Dans la dernière scène du film, les deux cousins contribuent à la vie du village en participant à des tâches d’une autre époque, alors qu’ils aident le leader du village à transporter une partie du grain récolté par les villageois. Leur propre projet a failli. L’ancien employeur d’Anton, à l’aide de ses propres stratégies douteuses, les devance à la ligne d’arrivée.
Évidemment, ce film nous offre matière à réflexion. Mais sur quoi porte-t-il vraiment ? Est-il lié par un élément plus fondamental que la vitesse de câbles de connexion ? Quelle est son histoire plus large, s’il y en une ?
L’ÉLÉPHANT DERRIÈRE L’ÉCRAN
Nous avons déjà mentionné le temps comme élément unifiant, comme l’éléphant derrière le film, pour le dire ainsi, et c’est un élément du film qui ne peut être évité. Mais, alors que nous cherchons l’histoire plus large, nous sommes amenés à considérer notre conception du temps comme faisant partie d’autres éléments contemporains.
Débutons par le monde de la finance. La théorie critique socio-économique contemporaine pose que le paradigme financier contemporain, avec ses calculs abstraits et désincarnés, avec ses excès et sa vue à court terme, aurait pris le contrôle de nous tous, de nos relations humaines, de nos pays, de nos gouvernements et de nos environnements naturels. Même les producteurs de biens et de services traditionnels de l’économie, ceux que l’on peut consommer concrètement, s’en plaignent et seraient pris aussi dans le tsunami de la finance, du moins selon ce point de vue.
La compression du temps nous amène à ne considérer les choses qu’en silo, une chose à la fois, ce qui cause un certain débalancement. Considérer l’ensemble d’une situation demanderait trop de temps. Jesse est obsédé par son projet de sauver du temps pour réaliser des gains financiers. C’est une vision « tunnel » des choses, une tendance plus propre aux hommes qu’aux femmes, bien que les femmes puissent y participer, dans un monde d’hommes.
Cette vision à court terme constitue-t-elle un phénomène particulièrement américain ?
Au départ du film, Jesse se rappelle son premier emploi, alors qu’une erreur qu’il a commise alors qu’il était débutant dans un projet de plomberie lui valut une punition sévère. Plus tard dans le film, nous apprenons que son employeur était en réalité son propre père, qui tenta d’instiller chez son fils une grande exigence envers lui-même, dans une stratégie d’ascension sociale. Son père était un immigrant russe, déterminé à atteindre le succès en Amérique, coûte que coûte, déterminé aussi à y voir réussir son fils.
Cette histoire porte-t-elle sur les États-Unis ? Ou sur le temps, aux États-Unis ? La volonté américaine de réussir rapidement, à tout prix, est-elle l’éléphant derrière l’écran ? C’est, après tout, difficile d’imaginer un réseau de câbles privé planifié dans la vieille Europe, y traversant les différents pays de l’Union européenne, ainsi que des milliers de kilomètres à travers ses terres publiques.
Une décennie après la récession de 2008-2009 causée par le milieu financier, Le projet Hummingbird fait, sans le vouloir explicitement, le portrait d’un état d’esprit et d’une conception du temps qui mettent en œuvre ces excès, où d’abstraits calculs financiers, entretenant des relations minimales avec la véritable réalité physique (incluant le temps), kidnappent notre monde.
La récession de 2008-2009 fut un phénomène universel. Mais les origines de ses excès et de son étroitesse d’esprit avaient un aspect particulièrement américain. La vision à court terme qu’il décrit, l’éléphant derrière l’écran, constituait la véritable histoire de ce film.
Traductions de l’anglais : Georges Mercier