ONDINE
9 septembre 2021
Si jamais il y a eu un film qui demandait à être interprété, c’est bien ce film allemand récent. En empruntant librement du mythe d’Ondine, cette sirène qui vient sur terre par amour, on raconte une période dans la vie d’une sirène contemporaine imaginaire, devenue historienne de l’évolution urbaine des monuments de Berlin, pour le compte d’un ministère de la ville. Que veut-on raconter au-delà de cette histoire invraisemblable
Ondine, film allemand du réalisateur Christian Petzold, une production allemande-française de 2020-2021. Présenté au Festival international du film de Toronto (TIFF) et aussi en sélection officielle à la Berlinade de 2020.
Ce film a suscité des commentaires favorables et aussi certaines pistes pour Le Movie Shrink. Ainsi, Nathaniel Bell, dans le L.A. Weekly, écrit que le sens du film reste à découvrir puisque « its meanings remain elusive ». De son côté, Julia Swift, de la publication My Champlain Valley, avance que les significations de ce film se découvrent peu à peu, subtilement (« the layers of meaning unfold sometimes subtly »).
Il n’en fallait pas plus pour intéresser Le Movie Shrink.
L’HISTOIRE
Ann Wibeau est une historienne et conférencière, spécialiste de l’histoire urbaine de Berlin, qui reçoit des invités internationaux pour les autorités de la ville et qui leur présente l’histoire de l’évolution de la ville, en particulier les aléas de l’intégration avec l’Allemagne de l’Est et des conflits des visions de ce que devrait être Berlin, conflits entre les anciennes autorités de l’Allemagne de l’Est et les autorités qui étaient déjà en place à l’Ouest.
Par après, on en apprend peu à peu sur la vie privée de la conférencière.
Assise à un café tout près de son lieu de travail, elle discute avec Johannes, son amoureux, qui semble déjà engagé dans une autre relation et qui lui annonce que leur relation à eux (Johannes et Ann) est terminée. Elle refuse cette éventualité et, conformément au mythe de la sirène Ondine, elle lui annonce qu’elle devra, une fois abandonnée, le tuer pour continuer à vivre elle-même, ce qu’elle fera plus tard dans le film.
Entretemps, à la suite d’une conférence qu’elle donne, un auditeur, Christoph, vient la retrouver au café et lui témoigne son intérêt pour elle. Lors d’un incident où les deux percent par accident un aquarium format géant du café, qui est du même coup détruit, les deux se retrouvent au sol, à moitié inconscients. Cet incident les rapproche et ils deviennent un couple.
Plus tard Christoph la sauve dans l’eau lors d’une plongée, alors qu’elle semblait disparaître, accrochée à un poisson-chat géant.
Dans quelques scènes du film, on entend la chanson « Staying Alive », une chanson appropriée pour un personnage qui est susceptible de mourir si elle est abandonnée, du moins selon le mythe originel d’Ondine.
Suite à une rencontre fortuite du couple avec Johannes, l’ancien amoureux, sur la rue, Cristoph devient jaloux. Peu après, il vient près de mourir suite à un accident industriel sous l’eau, dans le cadre de son travail.
Survivant malgré tout l’accident, Christoph tente de retrouver Ann, mais en arrivant à son appartement, il y trouve une famille immigrante, parlant seulement anglais (et non pas allemand), qui lui dit qu’elle habite les lieux depuis plusieurs mois, ce qui paraît impossible à Christophe, puisque ces dates correspondent au séjour de Ann dans cet appartement. Sa rencontre avec Ann n’était donc qu’un rêve ?
Cristoph retourne vivre sa vie avec sa compagne de travail, Monika, qu’il avait momentanément abandonnée lors de sa liaison avec Ann.
Ayant perdu ses deux amoureux, Ann va tuer Johannes, le premier amoureux, dans la piscine de son propre domicile, vraisemblablement pour ne pas mourir elle-même, dans la perspective du mythe d’Ondine.
Ann Wibeau, suite au meurtre de Johannes, retourne au lac où elle a plongé avec Christophe, et y entre pour y continuer, seule, sa vie de sirène.
L’ANALYSE DU MOVIE SHRINK
Cette histoire poétique basée sur le mythe d’Ondine, la sirène qui ne peut survivre hors de l’eau, son élément naturel, que si son amoureux lui est fidèle, en cache-t-elle une autre, ou encore, plusieurs autres ?
Ou est-ce qu’il s’agit d’un film poétique, un film de genre, qui vaut avant tout pour ses qualités esthétiques ? Les deux options ne sont d’ailleurs pas incompatibles.
Mais pour le Movie Shrink, ce film dense cache plusieurs histoires, renvoie à plusieurs dimensions différentes, mais reliées entre elles.
Il y a d’abord le mythe d’Ondine, qui est représentée par la vie de Ann Wibeau. Elle ne peut survivre hors de son élément naturel que si elle continue d’être aimée.
Il y a une deuxième histoire, qui est celle racontée par la conférencière, et qui semble refléter les difficultés d’intégration entre les deux Berlins, celui de l’Est et celui de l’Ouest, lors de la réunification des deux parties de la ville durant les années 1990. On peut penser que les tensions entre les deux Allemagne ne sont pas totalement disparues, et que le film y fait allusion à travers les conférences de l’historienne.
Mais, y a-t-il autre chose encore ?
Le Movie Shrink pense qu’il y a en effet autres choses encore.
Le fait que Christoph retrouve des immigrants dans l’appartement de Ann Wibeau, dont le séjour recoupe celui de Ann, donne à penser qu’il y a un parallèle entre la venue sur terre de Ann et la venue en terre allemande de cette famille immigrante.
Qu’est-ce à dire ?
C’est que l’Allemagne a vécu ces dernières décennies des défis d’intégration, d’abord l’intégration des deux Allemagnes, puis l’intégration des nouveaux arrivants aujourd’hui en Allemagne.
Il est possible que le film évoque ces défis. Autrement dit, le film, à la base, refléterait des réalités politiquement délicates, référant indirectement, entre autres, aux défis de l’intégration des nouveaux arrivants, qui viennent d’un autre monde, comme Ondine qui vient elle-même d’un autre monde, d’un autre élément (l’eau).
On pourrait reprocher par ailleurs au Movie Shrink, lui-même, son interprétation, potentiellement politiquement incorrecte. Il y a en effet le risque de vouloir « tuer le messager », symboliquement bien entendu.
Mais, même si on admet qu’il y a un renvoi oblique et indirect, sous forme d’une allusion, au thème de l’immigration, ni le propos, ni le film n’est condamné à être une vision politiquement incorrecte.
Bien sûr, il y a des défis contemporains liés à l’immigration, mais si on prend l’exemple de l’intégration des deux Allemagnes comme base de comparaison, il s’y trouve quand même une situation qui peut avoir une issue heureuse, comme celle de l’intégration des deux Allemagnes, qui semble aujourd’hui réalisée.
Mais le sujet le plus profond du film, et son sujet ultime, n’a pas à se limiter à l’immigration ou à la réunification des deux Allemagnes.
Il est possible aussi qu’il y ait une couche additionnelle, qui dépasserait celle de l’immigration contemporaine, et qui renverrait aux défis d’intégration que toute société porte en elle, au-delà de la question d’immigration. En effet, nous vivons tous, immigrants ou non, dans des mondes différents, des univers culturels différents, marqués par la mondialisation et les contrastes que portent à l’excès nos médias de communication.
Cela reviendrait à dire que le film comporte quatre couches différentes : l’histoire d’Ondine, celle de l’intégration des deux Allemagne, celle de l’immigration récente et celle, plus récente encore, de la coexistence d’univers culturels très différents, et potentiellement opposés.
DANS UNE PERSPECTIVE PLUS LARGE
L’interprétation de ce film nous amène plusieurs interrogations.
D’abord, il faut le dire, l’interprétation du Movie Shrink ici n’est pas évidente, elle est même osée, mais une interprétation éclairante ne paraît pas toujours évidente, mais si elle rend compte de certains détails, comme, ici, la présence inopinée de la famille émigrée dans l’appartement de Ann, elle peut amener une compréhension plus profonde.
Une autre question est le lien entre ce que peut dire le réalisateur sur son propre film et l’interprétation du film qu’on peut en donner. Comme il est dit dans les parties théoriques du site du Movie Shrink, celui qui tente d’interpréter le film sur le plan herméneutique n’est pas lié par l’interprétation qu’en donne son réalisateur. Il y a une part de création inconsciente dans toute œuvre d’art, et son créateur peut être porté par son époque, et ses thématiques, sans en être tout à fait conscient. Le réalisateur pourrait bien protester sur l’interprétation qu’on donne de son film, mais son refus ne serait pas décisif, car on regarde l’œuvre avant tout, et non le créateur. L’œuvre, c’est un peu la société qui se parle à elle-même.
La dernière question est la possibilité, comme c’est le cas ici, d’une interprétation qui nous amènerait un malaise, serait inconfortable et qui serait potentiellement politiquement incorrecte.
Il y a aussi le risque de vouloir tuer le messager (symboliquement bien sûr!).
Mais, « It is what it is ». Si un propos qui nous rend inconfortable est sous-jacent au film, Le Movie Shrink doit en rendre compte. D’ailleurs il arrive que ce qui peut nous rendre inconfortable, socialement et politiquement parlant, est dit de façon indirecte, par allusion, justement parce que c’est un propos délicat.
Ce qui peut être étonnant pour certains, par contre, c’est que ces allusions à des thématiques politiquement délicates ou carrément « incorrectes » ne soient pas vraiment fréquentes, du moins dans les films que Le Movie Shrink trouvent intéressants et significatifs.